Un exemple de jeu vidéo historien

Le joueur est un spéculateur à Paris au moment des travaux d'Haussmann. La simulation donne, tout d’abord, lieu à une expérience concrète et subjective du monde. Il s’agit pour le joueur d’expérimenter des formes de vie. Cette expérience a trait par exemple aux aspects sensibles de la pratique de la ville. La hauteur des immeubles, lors des travaux menés à Paris à l’époque de Haussmann n’est pas modifiée ; elle est de dix-huit mètres, comme le stipule un règlement édicté en 1783. Mais avec Haussmann les voies qui sont percées ont aussi une largeur de dix-huit mètres, contre dix ou quatorze auparavant, les nouveaux boulevards tracent entre les îlots des percements de section carrée [ Cf. Bernard Marchand, Paris, histoire d’une ville, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, coll. Points Histoire, p. 75. ]. On passe des rues étroites et courbes aux larges percées. Il s’agirait, avec le jeu vidéo historien, de se familiariser avec des formes de vie, non seulement, sur le plan, esthétique, de la sensibilité, mais aussi du point de vue des pratiques qui ont été celles des acteurs. Le joueur fait l’expérience des conditions auxquelles un spéculateur vivant à l’époque des travaux d’Haussmann a été confronté : quels sont, par exemple, les montages financiers, les conditions juridiques ou les sources d'informations dont il dispose, les caractéristiques techniques des nouveaux immeubles et leurs implications en terme de coût, les circonstances particulières (qui peuvent être liées au renchérissement des matières premières ou à une instabilité politique à telle époque dans telle région), quels sont les goûts ou les aspirations des personnes qui vont occuper ces immeubles, leurs revenus ? Cette dernière détermination renvoie à la transformation sociologique la ville.

La simulation historienne sous la forme d’un jeu vidéo est un dispositif expérimental qui ne relève pas exclusivement de l'expérience subjective. Le joueur, en s'orientant au sein de systèmes de contraintes définies par la simulation peut, au cours de sa pratique, faire apparaître des possibilités offertes aux acteurs évoluant dans ce monde. Il ne s'agit plus alors pour l'historien de s'assurer que la pratique du jeu soit conforme à ce que l’on sait déjà des pratiques des acteurs du monde visé, mais d’être ouvert à la possibilité de faire apparaître des attitudes ou des stratégies jusqu'alors restées inaperçues, dont on pourrait, éventuellement, trouver les traces dans les sources documentaires. Le jeu est expérience, en un sens à la fois subjectif et objectif. La simulation comme dispositif expérimental a une puissance qui excède celle de l'imagination de l'historien. Il appartient à ce dernier d'organiser méthodiquement la simulation, mais l'expérience de jeu à laquelle cette dernière donne lieu échappe à la prévision. Le monde simulé ne se réduit pas à ce que l’historien conçoit, d'abord parce que ce monde se donne à voir sous un jour inédit, et ensuite parce que les expériences auxquelles il donne lieu l’invitent à allonger le questionnaire [ Selon la formule de Veyne dans Comment on écrit l'histoire ] en ouvrant de nouvelles perspectives dans le rapport aux sources documentaires. 

Les parcours des joueurs doivent conduire l’historien à s’interroger : ou bien ils sortent de ce qu’il estime être le champ des possibles, et la simulation doit être modifiée, ou bien ils mettent en évidence des aspects d’un monde révolu jusqu’alors inaperçus. La pratique du joueur, libre et ludique, a pour l’historien une valeur expérimentale. Chercheurs et amateurs se retrouvent ainsi sur un terrain de jeu commun.