Le point de rencontre de la question des historiens et de celle des game designers





Nos deux questions, celle des historiens qui porte sur la possibilité de réaliser un jeu vidéo qui soit au service du savoir historique et celle qui concerne les game designers, soulevée par Crawford, se rejoignent. Pour qu'un jeu vidéo rende compte des conditions de vie au sein d'une société du passé, le joueur doit pouvoir entretenir des relations avec des personnages non-joueurs dont le comportement est régi par les valeurs et les intérêts des gens de son époque et de sa classe sociale, d'une part, et ce qu'implique sa situation personnelle, d'autre part. La conduite des personnages non joueurs est ainsi définie, ce qui est nécessaire pour qu'il y ait des règles du jeu, sous la forme d'un programme informatique. Cependant, pour qu'il y ait jeu, il faut aussi qu'il y ait du «jeu», entendons ici que les personnages non joueurs soient animés, comme nous le sommes nous-mêmes, par des logiques d'actions, des sentiments et des aspirations contradictoires. Il faut que le joueur, apprenant à connaître les personnages avec lesquels il a des relations puissent en quelque manière anticiper la manière dont ils peuvent réagir : une familiarité s'instaure entre eux. Mais il ne faut pas pour autant que les personnages soient entièrement prévisibles. Ils gardent une part de mystère et peuvent toujours surprendre en mobilisant d'autres valeurs ou intérêts que ce à quoi ils avaient habitué le joueur. Les conditions de réalisation d'un jeu vidéo qui soit au service du savoir historique se confondent avec celles qui permettent de concevoir un jeu dans lequel l'enjeu de l'action ne repose pas sur des rapports entre des positions dans l'espace mais sur des rapports sociaux. Pour résoudre le problème de Crawford l'avantage d'un cadre de jeu rigoureusement situé d'un point de vue spatio-temporel sur un monde de fiction tient à ce que la réalité dépasse la fiction : un monde social qui a effectivement existé est beaucoup plus riche en déterminations qu'un univers imaginaire. Les mondes inventés sont constitués principalement par l'emprunt, la recomposition et éventuellement l'accentuation d'éléments de la réalité. Descartes écrit ainsi dans la première des Méditations métaphysiques

« Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux. » 

Un monde social fictif est constitué de manière analogue en prélevant et en associant certains caractères de sociétés qui existent ou qui ont existé. Or si l'on entend permettre au joueur d'entretenir des relations vraisemblables avec des personnages non joueurs, ces derniers doivent être constitués de manière assez complexe. Dans un roman, l'écrivain définit ses personnages et leurs caractéristiques en fonction de ce dont il a besoin pour son récit, selon, donc, une seule perspective qui est celle de la trame narrative. Il est en ce sens relativement aisé de donner suffisamment de consistance à un personnage même dans un univers complètement fictif. Mais au sein d'un jeu vidéo dans lequel, selon le vœu de Crawford, le joueur serait en mesure d'entretenir des relations sociales avec les personnages non joueurs, ceux-ci doivent contenir beaucoup plus de déterminations afin de se comporter de manière vraisemblable dans les situations variées auxquelles les situations de jeu conduisent. La nécessité de programmer dans le détail (en tenant compte des normes et des valeurs, des intérêts, des aspirations ou encore des émotions, avec une part d'aléa pour donner le sentiment d'un libre arbitre) les personnages non joueurs rend très difficile la construction d'un monde social cohérent fictif. C'est la raison pour laquelle, au moins dans un premier temps, la voie la plus sûre pour réaliser un jeu vidéo dont l'action a des enjeux qui reposent sur des relations sociales et non sur des rapports spatiaux, est de prendre appui sur des situations historiques réelles (les situations strictement contemporaines étant moins bien connues et définies par manque de recul). 


Ainsi pour réaliser un jeu vidéo dont le ressort a trait à des relations sociales, il faut donc faire un jeu dont l'action s'inscrive dans les formes de vie, dans leur diversité, d'un monde social qui a existé. De même, pour construire un jeu vidéo qui soit au service du savoir historique, dans lequel le joueur se familiarise par la pratique avec une société du passé, il faut constituer un jeu dans lequel le joueur puisse entretenir des relations sociales vraisemblables avec les personnages non joueurs. L'enjeu est de parvenir à faire en sorte que le joueur ait le sentiment d'avoir affaire à de véritables alter ego, parce que leurs attitudes sont, pour lui, à la fois riches de sens et imprévisibles.