Extrait de Une histoire en actes, partie II, pp. 64-73

C Le problème de Crawford ou l’impossible constitution d’un jeu qui n’ait plus comme enjeu un positionnement spatial mais un positionnement social 

Dans un article mis en ligne sur le site Kotaku, «30 Years Later, One Man Is Still Trying To Fix Video Games », Simon Parkins rapporte que Chris Crawford, un des premiers game designers, dont il fait le portrait, passe des journées entières à essayer de résoudre ce qui, de son point de vue, constitue le problème des jeux vidéo dont quasiment personne, dans l’industrie du jeu, n’a conscience. Dans tous les jeux vidéo, qu’il s’agisse d’un jeu de tir à gros budget ou d’une aventure réalisée en mode texte avec de très petits moyens, les enjeux ont trait, pour le joueur, à des positions spatiales et non à des positions sociales. Les actions que le joueur peut mener sont, de ce fait, très limitées : il peut tourner, courir, viser, tirer, et, éventuellement, prendre ou lâcher quelque chose. Il s’agit, pour le joueur, d’explorer un niveau ou un espace donné, en déterminant, par exemple, si un monstre se cache derrière une caisse, ce qu’il y a derrière tel pan de mur, etc. Cette construction, constitue, selon Crawford, une impasse dans la création de jeux. Elle a été exploitée jusqu’à la corde et est devenue ennuyeuse. Le constat de Crawford est implacable : des progrès techniques très significatifs ont été accomplis depuis vingt ans, les jeux proposent des espaces beaucoup plus vastes, ils sont impressionnants visuellement, beaucoup de choses se sont affinées, mais absolument aucune avancée n’a eu lieu du point de vue des principes des jeux. 

Crawford rend précisément compte de la pauvreté des principes sur lesquels repose la production existante : les verbes que l’on utilise pour décrire les actions que mène le joueur ont trait à un positionnement spatial, alors qu’ils devraient relever d’un positionnement social. Le déplacement dans l’espace ne peut constituer, à lui seul, l’enjeu d’une histoire humaine. Dans notre vie, ce qui compte réellement a trait au positionnement des hommes les uns à l’égard les autres : «je suis avec toi» ou au contraire «je suis contre toi». Ce positionnement, élémentaire, connaît de multiples variantes que nous appréhendons de toutes sortes de manières. Cela fait la richesse des rapports humains au sein desquels se tisse l’existence de tout homme. Crawford souligne qu’il est impossible de raconter une histoire dans laquelle il n’y ait pas de positionnement social. Il serait inconcevable de faire un film dans lequel les actions des personnages se limiteraient au fait de tirer sur telle ou telle cible et de passer d’une pièce à une autre. C’est la raison pour laquelle lorsqu’un jeu est adapté au cinéma, la dimension sociale est ajoutée dans le film. Au sein du jeu vidéo, le seul moyen de faire exister cette dimension est d’avoir recours à des missions, qui sont autant de séquences de jeu prédéfinies, et aux cinématiques. Ces dernières sont de petits films, durant lesquels le joueur assiste, passif, à ce qui se déroule ; il a complètement perdu la main. La mission, de même, interdit que le joueur ait véritablement «du jeu», c’est-à-dire des marges de manœuvre dans l’évolution de son personnage. Crawford affirme que le jeu vidéo ne parvient pas encore à raconter des histoires en ceci que le jeu construit comme une succession de missions n’est pas un jeu au sens plein du terme : la notion de jeu implique que les différents éléments qui y prennent part interviennent selon une logique qui leur est propre en fonction d’une situation qu’ils contribuent en retour, par leur comportement, à définir. 

Ce que dit Crawford de la production vidéoludique est contestable : les caractères qu’il met en avant ne permettent pas de rendre compte de l’ensemble des jeux. Dans les jeux de la série Civilization, par exemple, le joueur a une position de surplomb par rapport aux nations représentées, et il décide de l’orientation à donner aux activités humaines pour que la société qu’il dirige se développe dans un espace donné; il n’y a pas, à proprement parler, de scénario prédéfini, ni même d’objectif assigné. Le joueur se donne, à lui-même, des buts. On a plutôt affaire à un jeu de construction, si ce n’est que le joueur se heurte dans ses opérations d’édification à la présence d’autres «civilisations», c’est-à-dire d’autres nations, qui tendent, elles aussi, à se développer, et avec lesquelles il se trouve, bien souvent, en concurrence. Dans la série de jeux des Sims le jeu n’impose pas non plus au joueur de poursuivre tel ou tel objectif. Il «gère» la vie d’une famille, remplit le frigo, envoie tel membre de la famille se laver, achète des meubles. Le jeu s’apparente à ce qui se produit lorsqu’un enfant joue avec une maison de poupée. Si des interactions existent avec les autres familles du quartier, cet enjeu est de bien moindre importance que celles qui s’instaurent avec les autres nations dans la série de jeux Civilization. La série des Sims et celle de Civilization, dont les jeux ont été de très importants succès commerciaux, viennent contredire ce qu’affirme Crawford à propos de la structure des jeux vidéo. Nous reprenons, cependant, à notre compte ses affirmations, et ce pour deux raisons. D’abord parce que si l’ensemble des caractères que Crawford met en avant ne s’applique pas à tous les jeux, il nous semble viser, à travers ces déterminations, non pas ce qui définit la forme du jeu vidéo comme telle, mais ce qui constitue les limites de la forme la plus aboutie sous laquelle on raconte des histoires aujourd’hui avec le médium vidéoludique en ayant recours à une succession de missions. Nous sommes ainsi en accord avec la position selon laquelle «video games don’t know how to tell stories yet». Il se trouve par ailleurs (et sans doute n’est-ce pas un hasard, puisque notre objectif est ici de déterminer à quelles conditions il est possible d’avoir un usage historien du jeu vidéo) que, dans le cadre de notre enquête, les jeux qui ont retenu notre attention relèvent bien de la structure dont parle Crawford. C’est le cas de Grand Theft Auto IV et d’Assassin’s Creed. C’est pourquoi nous ferons nôtre, pour la suite de nos investigations, le problème soulevé par Crawford, selon les termes mêmes dans lesquels il le formule. Il s’agit de renouveler la manière dont il est possible de raconter des histoires dans les jeux vidéo et de parvenir à faire en sorte que le joueur ait à adopter un positionnement social et non pas uniquement spatial. C’est à travers l’acte de se déplacer dans un environnement représenté à l’écran qu’a d’abord été explorée la possibilité, pour un joueur, d’évoluer librement dans un monde virtuel. Cette possibilité a fait, du monde représenté à l’écran, non seulement un monde perçu, mais un monde vécu, dans lequel le joueur se trouve inscrit. Mais il n’a pas été possible, jusqu’à présent, d’aller au-delà, en permettant au joueur de trouver cette liberté, non plus uniquement dans la dimension spatiale, mais aussi au sein d’un monde social, de telle sorte que le joueur se positionne, à l’égard d’une multiplicité d’acteurs, comme étant de leur côté ou opposé à eux, en rendant compte de la grande diversité des types de relations dont relèvent les rapports humains. C’est à condition d’y parvenir que le jeu vidéo pourra raconter des histoires dont les enjeux soient ceux d’une vie humaine. 

Le jeu Ico occupe une place tout à fait spécifique au regard du problème formulé par Crawford. Le jeu ne repose pas sur un scénario, mais comme le joueur est plongé dans une forteresse labyrinthique il est, comme souvent, tenu de suivre un parcours prédéfini. L’action du jeu l’apparente aux jeux de plate-forme: il s’agit de sauter, d’escalader, de pousser ou de tirer ce qui obstrue le passage. Mais il faut, en même temps, protéger un personnage féminin, Yorda, en faisant fuir les monstres obscurs qui essaient de s’emparer d’elle. Un des ressorts du jeu réside dans la tension que fait naître, pour le joueur, la nécessité de laisser Yorda derrière lui, afin de trouver le moyen de se frayer un chemin (et, plus précisément, de trouver celui qui permettra à la jeune fille de passer alors qu’elle n’a pas du tout les capacités physiques d’Ico) ce qui va à l’encontre de l’exigence de rester auprès d’elle, puisqu’elle peut, à tout moment, être enlevée par les ombres. La nature de cette tension et le type d’actes que mène le joueur relèvent bien du «positionnement spatial» dont parle Crawford. Cependant, Ico représente en même temps un tournant dans la mesure où, comme nous le verrons, avec ce jeu apparaît, grâce à un travail qui a été accompli avec une grande subtilité, un rapport à un personnage non joueur qui a véritablement acquis la valeur d’un autre soi. Le joueur mène l’action de concert avec ce personnage. On voit poindre dans Ico la dimension du «positionnement social» que Crawford appelle de ses vœux. Ce jeu a, pour le problème formulé par Crawford que nous reprenons à notre compte, la valeur d’un pivot. Il apparaît dans l’interview à laquelle nous nous référons que Crawford considère qu’il n’y a pas là de véritables avancées, ou du moins qu’elles sont très insuffisantes. Quelle que soit cette divergence sur la valeur qu’il convient d’accorder à Ico, la question de savoir comment s’y prendre pour que des jeux soient élaborés afin que le «positionnement social» du joueur soit au centre de l’action reste ouverte. C’est sur ce terrain que nous nous proposons d’établir, pour y répondre, quelques principes, en faisant l’hypothèse que la question de savoir comment «faire de l’histoire» avec des jeux vidéo et celle de savoir comment «faire des histoires» avec des jeux vidéo se recoupent. La forme de la représentation vidéoludique ne peut être mise au service de la connaissance historique si ce n’est en permettant au joueur de participer à un monde social révolu. Or cette condition coïncide avec la nécessité, que fait valoir Crawford, d’élaborer, à l’avenir, des jeux dans lesquels il s’agit pour le joueur d’adopter un «positionnement social» et non plus simplement un «positionnement spatial». La question du savoir historique est tout à fait étrangère à la manière qu’a Crawford de poser le problème du renouvellement de la forme du jeu vidéo. Mais, il se trouve, c’est la thèse que nous soutenons ici, qu’aborder ce problème en partant de cette question permet de progresser quant à sa résolution. 

Il est possible de concevoir un jeu vidéo qui repose sur le jeu des rapports d’interdépendance dans lesquels se construit une vie humaine dans de multiples interactions au sein d’un environnement social virtuel. Il pourrait ainsi être proposé au joueur de faire l’épreuve en première personne des systèmes de contraintes et des marges de manœuvre, relevant d’échelles diverses et d’une pluralité de dimensions, caractéristiques de la société d’un temps et d’un lieu définis. Une expérience vidéoludique de cet ordre répondrait à l’attente, formulée par Crawford, d’une nouvelle sorte de jeux vidéo dont le ressort ne relève pas d’un «positionnement spatial» mais d’un «positionnement social». Le positionnement spatial, en tant qu’il est strictement relatif au déplacement dans l’espace, est en lui-même inessentiel à l’existence humaine. C’est d’ailleurs pour compenser ce caractère inessentiel, que dans les First Person Shooter l’enjeu est de tuer ou de se faire tuer; il n’y a pas d’enjeu plus important que celui qu’implique la possibilité de mourir. Comme le dit Jankélévitch : 

«C’est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, et l’enjeu implicite de toute aventure.»

En effet : 

«Un danger n’est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel ne peut représenter qu’une chance sur mille [...] c’est pourtant l’appréhension de cette toute petite chance, c’est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l’aventure. [...] Une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n’est pas une aventure du tout [...] La raison en est facile à donner : cette raison est la finitude de la créature. Un ange, étant incapable de mourir, ne peut courir d’aventure : il aurait beau descendre dans les entrailles du sol, explorer les profondeurs de l’océan, monter en fusée jusqu’à l’étoile polaire... Rien n’y fait ! l’être immortel, avec son invisible côte de maille ne peut courir de danger puisqu’il ne peut pas mourir.»

On comprend ainsi que le risque de mourir soit si présent dans les jeux vidéo, jusqu’à imposer paradoxalement, le plus souvent que le joueur dispose de plusieurs vies en début de partie, pour que l’intérêt du jeu ne soit pas compromis par sa brièveté. La simple possibilité de la mort fait éprouver au joueur, de manière extrêmement vive, l’incertitude à laquelle il est soumis, et le précipite ainsi dans la dimension de l’aventure. La possibilité de mourir concerne de plus, à chaque fois, une existence singulière. Elle rend sensible la vie en ce qu’elle la menace, notamment en vertu de la structure d’anticipation qui caractérise la vie. 

«La mort-propre, pour chacun, est toujours à venir, de même que la naissance propre, est pour chacun, du toujours déjà fait [...] La vie est donc entr’ouverte. Et en cela encore elle est une aventure.»

Ainsi la possibilité de la mort, si fréquente dans les jeux vidéo, est le signe de la vie, qui est nécessairement celle d’une existence singulière et finie. Elle souligne aussi le caractère fondamentalement incertain de ce qui est à venir. 

La force de l’émotion que suscite la possibilité de mourir, la puissance d’individuation qui lui est attachée, l’importance qu’elle confère aux actes du joueur, et la concentration, enfin, qu’elle impose, sont les principaux ressorts des First Person Shooter. La mort est «le précieux épice de l’aventure» et cet enjeu mobilise immédiatement et à l’extrême l’attention du joueur. Il confère un enjeu suffisant au «positionnement spatial», déterminant dans le fait de tuer ou d’être tué, pour que le déplacement local, qui n’a, en lui-même, rien d’essentiel à l’existence humaine, devienne capital. Le moins que l’on puisse dire, à cet égard, c’est qu’il a fallu «y aller très fort» pour que le déplacement spatial puisse constituer un enjeu dans un genre désormais bien établi de jeux vidéo, et que les productions qui en résultent manquent singulièrement de nuances au regard de l’ensemble des possibilités de l’existence humaine et de ce qui occupe généralement le cours de nos vies. Le fait qu’il se soit imposé aux concepteurs de jeux vidéo de conférer un tel enjeu au déplacement spatial tient à ce que c’est à partir de l’expérience, qu’a très tôt autorisée le médium vidéoludique, de se mouvoir librement dans un espace représenté à l’écran qu’est apparu le sentiment absolument inédit de se trouver plongé dans un monde. Celui-ci n’est plus simplement perçu de l’extérieur, comme dans la représentation picturale. C’est véritablement un monde vécu qui se déploie au fil des déplacements du joueur; ce monde est celui d’une conscience à la fois située et en mouvement. Il serait temps, prévient cependant avec insistance Crawford, de passer à autre chose. En suggérant de faire des jeux dont le principe déterminant serait non plus un «positionnement spatial» mais un «positionnement social», il nous invite à concevoir des jeux vidéo dans lesquels l’itinéraire du joueur ne relève plus des directions, entendues en un sens spatial, que ce dernier choisit d’adopter, mais d’un parcours social qui comporte une profondeur temporelle. Les marges de manœuvre dont dispose le joueur ont pour revers l’exposition à l’enchaînement souvent imprévisible d’effets en chaîne que provoquent ses initiatives. Dans le type de jeux vidéo que Crawford appelle de ses vœux, le joueur éprouve sa liberté de manière beaucoup moins manifeste que lorsqu’il s’agit de décider de tourner à gauche, à droite, de ralentir ou d’accélérer, car les effets de ses décisions ne suivent pas immédiatement les choix qu’il opère. Lorsque je tourne à droite, je vois ce qui est à ma droite. Dès que j’accélère, je vois le paysage défiler plus rapidement. Si, en revanche je trahis la confiance de quelqu’un, il est possible qu’absolument rien ne se passe sur le moment, ni même les jours suivants, mais que les effets de cette trahison se fassent sentir sur une longue durée à l’échelle de ma vie. Ce n’est qu’avec le temps que j’en viens à connaître les effets de telle ou telle de mes actions. 

L’espace et le temps, qui sont selon l’expression de Kant, deux «formes a priori de la sensibilité» constituent, ensemble, le cadre sans lequel aucune expérience n’est possible. Autrement dit, toute expérience se déroule en un temps et un espace donnés. Dans les jeux vidéo, cependant, comme le relève Crawford, et pour les raisons que nous avons indiquées, le «positionnement spatial» a pris une importance absolument disproportionnée par rapport à celle qu’elle a dans la vie des hommes. Or si c’est le «positionnement social» qui doit désormais, selon Crawford, animer le jeu, la dimension temporelle prend le dessus sur la dimension spatiale. Précisons que Crawford ne parle pas de «positionnement» spatial et social, mais de «spatial reasoning», «social reasoning». Le participe présent reasoning renvoie au raisonnement, et, ainsi, à la démarche spécifique de l’acteur qui cherche à déterminer quelle est la stratégie, et éventuellement les modalités tactiques, qu’il convient d’adopter dans telle ou telle situation. Le français «positionnement» rend assez bien compte, nous semble-t-il, de cette démarche, mais il présente l’inconvénient de référer, si on l’entend au sens strict, à la dimension spatiale. Cet inconvénient ne nous semble pas rédhibitoire, dans la mesure où lorsque l’on parle du «parcours» de quelqu’un, il est évident, alors même que le sens premier du mot renvoie à des déterminations spatiales, qu’il s’agit d’abord d’une évolution dans le temps. Le «positionnement» dont nous parlons s’inscrit ainsi dans un «parcours» dont la forme est avant tout temporelle. Une traduction possible de l’anglais reasoning, puisque «raisonnement» ne convient pas, aurait été «logique». Il faudrait ainsi passer dans la manière dont on conçoit et pratique les jeux vidéo, de logiques spatiales », à des «logiques sociales». C’est ce que demande Crawford. Mais parler de «logique» risque de conduire à négliger le point de vue situé, la perspective finie de l’acteur. Le «jeu», entendu comme l’ensemble des relations, spatiales d’un côté, et sociales, de l’autre, risque toujours d’être envisagé selon une hauteur de vue qui n’est pas celle de l’acteur engagé dans une situation concrète. L’acteur entreprend toujours ce qu’il fait selon une certaine logique, mais le terme «logique» ne dit pas, et peut ainsi faire oublier, que cette logique se déploie depuis un point de vue défini, en fonction d’un contexte donné que l’acteur n’appréhende que de manière partielle. Le terme de positionnement dit à la fois le caractère limité de la conscience de l’acteur, et la tournure qu’il décide de donner à ses opérations. 

Le «positionnement social» implique l’idée de mouvement, qui doit se comprendre comme changement ou évolution et non selon une détermination essentiellement spatiale, même s’il peut donner lieu à un déplacement spatial, par exemple lorsque l’ascension sociale, ou au contraire, le déclassement, se manifestent par un déménagement. Le «parcours» ou la «trajectoire» dont il s’agit alors n’est pas celui ou celle qui mène d’un taudis d’Aubervilliers à l’appartement bourgeois d’un immeuble Haussmannien d’un beau quartier de Paris (ou inversement). Ce parcours est d’abord temporel : une configuration sociale s’efface au profit d’une autre, elle-même promise à la disparition lorsque déjà se dessine la suivante. Ces différents événements, qui peuvent très bien n’avoir cette qualité qu’au regard de l’individu concerné, constituent, dans leur succession, une histoire. Celle-ci peut être racontée, ou non, puisque, rappelons-le, il est possible de parler de l’histoire de quelqu’un, en se référant à ce qui lui est arrivé par le passé, sans qu’il soit pour autant nécessaire de raconter cette histoire, ni même peut-être de la connaître. On peut dire de quelqu’un qu’il a «une histoire compliquée» sans savoir véritablement de quoi il retourne. Mais l’histoire a toujours trait à la profondeur temporelle de notre existence et à la manière dont notre identité même s’est construite au fil du temps. 

Crawford ne dit pas expressément que le basculement d’un «positionnement spatial» à un «positionnement social» dans la définition des principes des jeux vidéo consiste à quitter une forme de jeux dans laquelle les enjeux relèvent de la dimension spatiale pour aller vers une autre forme de jeux dans laquelle le rapport au temps devient essentiel. Mais cet aspect est implicitement présent lorsqu’il met l’accent sur le «storytelling» en affirmant que l’on ne sait pas encore raconter des histoires avec des jeux vidéo. 

D Costikyan : «It’s Not a Story» 

Cependant, la question de savoir si le jeu vidéo doit être conçu comme une histoire donne lieu à un débat théorique tant chez les concepteurs de jeux que dans les milieux académiques dans lesquels est étudié le médium vidéoludique aux Etats-Unis. Greg Costikyan, concepteur de jeux prend position dans un article resté célèbre : «I Have No word & I Must Design». L’auteur y défend la position selon laquelle le jeu ne doit pas être considéré comme une histoire : «It’s Not a Story» est le titre d’une des sous-parties. La ligne directrice est la suivante : les histoires sont linéaires, et tous les éléments qui la composent sont agencés pour faire une bonne histoire. Chaque chose y a une place définie et rien ne doit être modifié sous peine de défaire la force de l’unité de la composition qui tient au rapport que chaque partie entretient avec les autres. Le jeu, repose, au contraire, sur le pouvoir dont dispose le joueur de faire des choix et de prendre des décisions. Or ce dernier ne prend des décisions que si plusieurs possibilités s’offrent à lui à différents niveaux et en toutes sortes d’occasions. Cela interdit que le jeu ait une structure linéaire, ce qu’impose, au contraire, l’histoire entendue comme forme de représentation. Ainsi plus on a de jeu, et moins on a d’histoire, et plus on a d’histoire, et moins on a de jeu. L’histoire est construite de manière à atteindre une perfection dans son déroulement et la perfection du développement de cette forme temporelle, composée selon un rythme propre, interdit quelque modification que ce soit. 

Si l’on entend par «histoire» le récit entendu comme forme de représentation, ce que dit Costikyan est absolument imparable. La tension entre l’histoire et le jeu dont il rend compte fait d’ailleurs écho indirectement à la question que nous avions soulevée à propos de l’impossibilité d’introduire du jeu, et donc de l’indétermination, dans l’histoire, en tant qu’elle rend compte des événements du passé. En effet, ces derniers sont déterminés, et ce, de manière définitive. Cependant, la difficulté soulevée par le projet d’introduire du jeu dans l’histoire, n’est pas de même nature selon que l’on entend par «histoire» le récit ou l’évolution des sociétés du passé. L’impasse est, dans le premier cas, d’ordre esthétique. Comme le dit Costikyan, l’auteur choisit les personnages, les événements, les décisions et leurs conséquences pour parvenir à constituer l’histoire la plus forte qui soit. Si les personnages agissaient autrement qu’ils ne le font, l’intérêt de l’histoire serait amoindri. L’enjeu dans la perspective de Costikyan est de réussir à faire de bonnes histoires; or il serait inenvisageable que dans un jeu de rôles, le maître de jeu refuse aux joueurs de mener telle ou telle action au motif que cela reviendrait à «massacrer» l’histoire. La référence au meneur de jeu indique que Costikyan vise, à ce moment précis, un jeu de rôle mené «sur table» et non un jeu vidéo. Le meneur de jeu, invente au fur et à mesure l’histoire, et a la charge de faire évoluer les personnages non joueurs en fonction des initiatives des joueurs. L’évocation du maître de jeu permet de mettre en parallèle le romancier et le meneur de jeu. Il est légitime pour le premier de s’opposer catégoriquement à toute forme d’altération de l’histoire qu’il a pris la peine d’élaborer, le second en revanche ne peut refuser aux joueurs de mener telle ou telle entreprise parce qu’il estime qu’elle nuirait à la beauté de l’histoire. Le parallèle entre le romancier et le meneur de jeu que propose Costikyan fait apparaître que les principes selon lesquels sont construits une histoire et un jeu divergent. Le jeu vidéo et le jeu de rôle joué sur table doivent aussi être pensés à la lumière de cette distinction. Le fait d’avoir un système de jeu qui vise à obtenir nécessairement une bonne histoire est aussi peu pertinent dans un jeu vidéo que dans un jeu de rôle sur table. En réalité, du fait d’une construction du jeu qui repose sur des missions que le joueur doit accomplir les unes après les autres, les jeux sont très souvent construits de manière linéaire, ce que quelques ramifications ont pour fonction de faire oublier. On peut faire toutes sortes de choses dans Grand Theft Auto IV ou dans Shenmue, mais si l’on veut progresser dans le jeu ou «débloquer» de nouvelles possibilités, il faut accomplir les missions les unes après les autres, de manière linéaire. Le fait qu’il y ait parfois le choix entre deux missions ne change rien à la définition du jeu, qui repose sur des scénarios prédéfinis. Ainsi lorsque Costikyan oppose le jeu à l’histoire, il se réfère à ce que doit être le jeu pour être conforme à son essence plutôt qu’à ce qu’il est de fait. 

La position de Costikyan selon laquelle une histoire est quelque chose qui ne peut être modifié en aucune de ses parties relève d’une considération esthétique. Il s’agit, comme dans La Poétique d’Aristote, de ce qui fait une «bonne histoire», c’est-à-dire de ce qui permet à cette forme de représentation d’atteindre la perfection qui lui est propre. Ce n’est qu’une fois l’histoire achevée, au double sens de ce qui est parfait et de ce qui est terminé, que sa beauté est révélée. Tout au long du processus de création, l’auteur est à la recherche de l’harmonie de l’ensemble. Les parties ne valent pas pour elles-mêmes, elles trouvent leur sens au sein du tout dans lequel elles s’inscrivent. S’il n’y faut rien changer, une fois qu’elle est composée, c’est pour de tout autres raisons que celles pour lesquelles il est problématique d’introduire du jeu dans l’histoire, entendue comme le cours des événements passés. Cette question peut être résolue en proposant au joueur de tenir le rôle d’un acteur social dont les initiatives, comme c’est le cas pour une très grande majorité de gens, ont des répercussions importantes sur le cours de sa vie, de celles de ses proches, et de quelques autres personnes, mais non sur l’évolution de la société dans son ensemble. Il est possible, de cette manière, de concilier le jeu et l’histoire (entendons l’évolution, à jamais définie, d’une société révolue), en ce que l’histoire, entendue comme la suite d’expériences du joueur, procède pour partie du jeu c’est-à-dire du pouvoir d’initiative dont dispose le joueur. Mais «l’histoire» ici, ce n’est plus le récit, ou la forme de représentation qu’Aristote nomme, dans La Poétique , «muthos», c’est l’ensemble des événements que le sujet a vécu. 

Comme elle est au service du jeu, la représentation vidéoludique vaut en premier lieu par l’expérience qu’elle procure au joueur ; la dimension esthétique de cette expérience n’est qu’un des aspects, important mais non exclusif, qui en font l’attrait. La valeur de cette forme de représentation ne tient pas à la perfection d’une histoire prédéfinie organisée à la manière du récit, mais à la qualité des expériences que le joueur traverse successivement. Il s’agit d’une histoire vécue, d’un ensemble d’expériences, dont la richesse, la cohérence et la force de conviction, ne sont pas de même nature que celles qui caractérisent l’histoire entendue comme récit. L’argument de Costikyan qui consiste à affirmer que le jeu vidéo, par nature, «is not a story» n’interdit pas de chercher comment et à quelles conditions il est possible de faire en sorte que le jeu vidéo, selon la formule de Crawford raconte des histoires («tell stories»); car il ne s’agit, dans l’un et l’autre cas, pas du même sens du mot «histoire». La position de Costikyan, en fermant définitivement une voie, permet de définir de manière rigoureuse l’horizon dans lequel il convient de se situer afin de parvenir à réaliser de véritables histoires dans des jeux vidéo: il s’agit dans ce type d’histoire d’une suite cohérente d’expériences constitutives, en tant que telles, de l’identité personnelle du personnage que joue le joueur. Ce dernier vit, dans le jeu, les expériences qui sont attachées à cette identité d’emprunt.

(Le texte ne comporte pas ici les notes de bas de page)